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La traite des enfants. Une instruction contre l’abbé Santol.
(Le matin, 29 mai 1910) Une nouvelle information vient d'être ouverte par le parquet de la Seine contre l’abbé Santol. C'est M. Boucard qui a été chargé de suivre l’affaire. Si l'abbé Santol n’aime point les figures nouvelles, il sera assurément fort satisfait de ce choix, ayant été à maintes reprises inculpé devant ce magistrat.
(Le matin, 29 mai 1910)
Une nouvelle information vient d'être ouverte par le parquet de la Seine contre l’abbé Santol. C'est M. Boucard qui a été chargé de suivre l’affaire. Si l'abbé Santol n’aime point les figures nouvelles, il sera assurément fort satisfait de ce choix, ayant été à maintes reprises inculpé devant ce magistrat. Le directeur du « Placement familial » fait l’objet d’un grand nombre de plaintes. Toutes exposent des faits semblables : en se passant du consentement de leurs parents, l’abbé a envoyé, dans différentes usines, des enfants qui, « mal nourris » à peine vêtus, ont dû se livrer à des travaux au-dessus de leurs forces. Ils ont été soumis à de mauvais traitements par certains des ouvriers qu’ils «servaient». Las de souffrir, les pauvrets se sont évadés. Les uns ont pu regagner le toit paternel, d’autres ont été arrêtés en état de vagabondage. La plupart d’entre eux n’avaient du reste pas l’âge exigé par la loi sur le travail des enfants. Pour amener à son singulier patronage; les petits dont l’exploitation rapporte à l'abbé de gros bénéfices, d’indignes procédés de racolage ont été employés... Le parquet s’émeut La multiplicité de ces plaintes avait produit une impression profonde au parquet de la Seine. Les déclarations recueillies par M. le juge d’instruction Kastler, interrogeant des bambins minables qui lui étaient déférés pour vagabondage, montrèrent la nécessité de procéder sans retard à une enquête sur les agissements de l'abbé. M. Kastler, en effet, ayant remarqué que nombreux étaient ceux de ces jeunes inculpés qui portaient des traces de coups violents et de cruelles brûlures, leur demanda d'où provenaient ces marques. Les réponses furent toujours identiques : — L’abbé Santol nous a envoyés dans une verrerie. Là, on nous a battus et l’on s'est amusé à nous jeter des « mouches » de verre en fusion pour nous donner du « cœur à l’ouvrage ». M. Kastler consigna ces dépositions dans un rapport, qui fut transmis à M. le substitut Pierre de Casabianca. Après examen des faits, le magistrat prescrivit l’ouverture d’une instruction contre l'abbé Santol pour « détournement de mineurs et tenue de bureau de placement clandestin ». Une cinquantaine de plaintes figurent, déjà dans le dossier de M. Boucard. D'autres sont encore entre les mains de M. de Casabianca. Les plaignants en détournement de mineurs sont Mme Daguet, 34, rue de la Mare, à Paris, et M. Antoine Jacquin, chemin des Fillettes, à Aubervilliers. Petits martyrs La lecture des griefs articulés contre l’abbé Santol est édifiante. Elle nous montre comment, parmi tant de conséquences funestes, les inondations de cet hiver ont eu pour résultat de plonger dans une vie de véritable martyre de pauvres enfants que l'abbé Santoi avait offert de prendre momentanément à son œuvre, dans le but avoué et éminemment philanthropique de soulager , un peu nombre de pauvres gens éprouvés par la crue*. Ces enfants, l’abbé s’empressa de les expédier dans des verreries de province, touchant, comme il convient, une somme de cinq francs par «ouvrier» fourni. Quand, après que les eaux se furent retirées, les parents demandèrent à l’abbé de leur rendre les bambins, il, fit l'étonné, puis joua l’indignation : — Vos gamins ? dit-il. Mais ils sont bien loin d’ici... Ils sont placés et gagnent leur vie... Si vous voulez à toute force les faire revenir, payez-moi les frais que j’ai avancés pour leur entretien et aussi le montant du prix de leur voyage en chemin de fer. Bien des braves gens n’hésitèrent point devant le sacrifice qui leur était imposé sous peine de demeurer séparés de leurs enfants. Ils payèrent pension et voyage. Et ce fut là pour l’abbé Santol une affaire avantageuse, car il n’avait pas eu à nourrir les petits, et leur voyage ne lui coûtait rien, puisqu’il savait obtenir des compagnies de chemins de fer tous les permis dont il avait besoin. Étranges procédés L’enquête de M. de Casabianca a révélé que l’abbé Santol n’avait point renoncé aux agissements frauduleux que nous avons signalés autrefois pour réussir à faire embaucher des enfants âgés de moins de treize ans. Au fils de l’un des plaignants, le directeur du « Placement familial » parle en ces termes : — Tu as l’air trop jeune... Mais n’as-tu pas un frère aîné ? — Oui, monsieur l’abbé. — Quel âge a-t-il ? — Quatorze ans… — Parfait... Va à la mairie et fais-toi remettre un livret, en prenant le nom et l’âge de ton frère. Ainsi un enfant de onze ans et demi peut être embauché sans difficultés, et l’abbé touche ses cinq francs. Ce procédé extraordinaire n’avait pu, au cours des poursuites précédemment intentées à l’abbé, être retenu par le tribunal. Les arrêts de la cour de Douai faisant jurisprudence mettent hors de doute que le stratagème de l’abbé Santol constitue une entrave aux vérifications des inspecteurs du travail et tombe sous le coup de la loi. Quoi qu’il en soit, un fait demeure c'est que le trafic auquel se livre l’abbé Santol doit être des plus rémunérateurs, parce que tous ses anciens collaborateurs se sont établis à leur compte, fondant des concurrences au « Placement familial ». Il est juste de dire qu’ils ont recours aux mêmes procédés odieux pour racoler leurs petites victimes. Le parquet procède du reste sur leur compte à une enquête très minutieuse et qui pourrait bien à bref délai amener des inculpations. Incessamment M Boucard interrogera l’abbé Santol. Chez les époux Daguet Nous avons pu voir M. et Mme Daguet, concierges, 34 rue de la Mare, auteurs d’une des plaintes en détournement de mineurs dont nous parlons plus haut. Ils nous ont dit : — Notre fils Raoul, qui est âgé de quatorze ans, est un gamin un peu « difficile ». Déjà l'an dernier il avait disparu de chez le patron où nous l’avions placé. Nous nous doutâmes qu’il s’était rendu au pensionnat de l’abbé Santol, dont il avait su l’adresse, 3, avenue de La Motte-Picquet, alors que nous habitions le quinzième arrondissement. Sa sœur alla l’y chercher cette fois-là, et nous le replaçâmes dans notre quartier. » Or, le 20 janvier dernier, nouvelle disparition de Raoul, à la suite d’une réprimande fort justifiée que nous lui fîmes. Il était de nouveau retourné chez l’abbé, qui cette fois nous déclara qu’il lui avait trouvé une place. Nous nous étonnâmes de ce que l’abbé ne nous avait point demandé notre consentement pour cela. Mais on nous affirma que notre fils était aussi bien placé que possible et que nous recevrions de ses nouvelles sous peu. »Effectivement nous en reçûmes, une première fois, le 16 mars, de son patron, le directeur du pensionnat de la cristallerie d’Arques (Pas-de-Calais}; puis de lui-même, le 27 du même mois. Raoul nous disait qu’il était très satisfait de son travail, qui consistait à « porter des gobelets au four à recuire le verre ». Cette lettre était contresignée de son directeur, qui disait être satisfait de lui. » Depuis ce moment, plus rien. Il y a quinze jours, inquiets, nous allâmes trouver l’abbé Santol, qui nous fit cette stupéfiante déclaration : « Je crois que votre fils a quitté sa place vers le 4 avril, mais je ne sais pas ce qu’il est devenu... » » Cette fois, nous sommes allés consulter qui de droit, et on nous a conseillé de porter plainte au parquet contre l'abbé, ce que nous avons fait.
*Il s'agit de la grande crue centennale de la Seine en 1910 (Note RDLM)
Pour plus d'infos sur le placement des enfants dans les verreries et notamment sur Joseph Santol, voir la thèse de Philippe Picoche, Une entreprise vosgienne. La verrerie de Portieux. (1850-1950). Thèse de doctorat de l’Université Lumière Lyon 2, 2000 (Note RDLM)
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